• D'Amour qui m'a ravi à moi-même (Chrétien de Troyes)

    D'Amour qui m'a ravi à moi-même
    sans vouloir me garder pour lui,
    je me plains tout en lui accordant
    de faire de moi son plaisir.
    Pourtant, je ne puis m'empêcher
    de m'en plaindre, et voici pourquoi :
    ceux qui le trahissent, je les vois
    souvent atteindre le bonheur,
    et moi j'y échoue par ma bonne foi.

    Si Amour, pour glorifier sa loi,
    veut convertir ses ennemis,
    il a raison, à ce que je crois,
    car il ne peut faillir aux siens ;
    et moi qui ne peux me séparer
    de celle devant qui je l'incline,
    je lui envoie mon coeur qui lui appartient;
    mais je crois la servir bien peu
    en lui rendant ce que je lui dois.

    Dame, de ce que je suis votre vassal,
    dites-moi si vous m'en savez gré.
    Non, pour autant que je vous aie bien connue,
    mais il vous déplaît de m'avoir à votre service.
    Du moment que vous ne m'acceptez pas,
    je vous appartiens dès lors malgré vous ;
    mais si jamais de quelqu'un vous devez
    avoir pitié, souffrez ma présence,
    car je ne puis servir une autre personne.
    Jamais je n'ai bu du philtre
    dont Tristan fut empoisonné,
    mais je suis rempli d'un grand amour
    par un coeur loyal et une ardente volonté.
    Je dois consentir à cet amour de mon plein gré
    car je n'ai subi aucune contrainte :
    je n'ai fait que suivre mes yeux
    qui m'ont engagé dans une voie
    dont jamais je ne sortirai ni ne suis jamais sorti.

    Coeur, si ma dame ne t'aime pas,
    pour autant ne t'en sépare jamais :
    demeure toujours en son pouvoir
    puisque tu l'as commencé et entrepris.
    Jamais, si tu m'en crois, tu n'aimeras davantage.
    Mais que les difficultés ne te découragent pas !
    Le bien s'apprivoise avec le temps,
    et plus tu l'auras désiré,
    plus tu auras de plaisir à le goûter.

    J'aurais obtenu sa pitié, je pense,
    si elle avait été à la mesure
    du monde quand je l'invoque ;
    mais je crois qu'elle y est étrangère.
    Jamais je ne cesse, jamais je ne laisse
    de prier ma douce Dame,
    que je prie et supplie sans succès
    en homme qui ne sait plaisanter
    quand il faut servir et louer Amour.


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